La tariqa tidjaniya, l’exemple de Cheikh Ibrahim Niasse

La tariqa tidjaniya, l’exemple de Cheikh Ibrahim Niasse : Une approche soufie de la
réconciliation entre spirituel et engagement politique


Résumé


Cette contribution explore le rôle du soufisme, à travers la tariqa tidjaniya, comme force de réconciliation entre les sphères religieuse et politique en Afrique de l’Ouest. En prenant pour figure centrale Cheikh Ibrahim Niasse, acteur spirituel et politique majeur du XXe siècle, il s’agit d’analyser comment la tradition soufie tidjane articule quête intérieure, justice sociale et souveraineté politique.


Introduction


L’islam soufi, et plus particulièrement la tariqa tidjaniya, constitue une composante majeure du maysage religieux, social et politique de l’Afrique de l’Ouest. Loin d’un repli mystique, cette confrérie soufie a historiquement joué un rôle actif dans les dynamiques de médiation, de justice et de souveraineté. Cheikh Ibrahim Niasse (1900–1975), figure emblématique de cette voie, incarne une forme de leadership qui conjugue autorité spirituelle et engagement politique, notamment dans les contextes coloniaux et postcoloniaux.

1 – La tariqa tidjaniya : entre tradition soufie et responsabilité sociale
Fondée par Cheikh Ahmad Tidjani (1737–1815) à Aïn Madhi, en Algérie, la tariqa tidjaniya s’inscrit dans la tradition soufie classique tout en répondant aux enjeux contemporains. Elle vise l’atteinte de la proximité divine à travers la sincérité, l’effort, la discipline et l’amour.
Cependant, cette quête personnelle s’insère dans une logique communautaire. L’un des principes de la voie stipule que « celui qui a goûté à la lumière divine doit œuvrer pour la répandre autour de lui. Servir les autres est un acte d’adoration ». L’auteur du Kitab al-Rimah, Cheikh Omar al-Fouti Tall confirme que « celui qui connaît Allah doit se tourner vers sa communauté et œuvrer pour sa prospérité ». Ce lien entre intériorité et transformation sociale est fondamental : la tidjaniya participe à l’éducation, à l’aide aux démunis et au développement local, en Afrique de l’Ouest notamment.
L’expansion de cette voie au Sénégal, au Mali et au Niger fut accélérée au XIXe siècle par Cheikh Omar al-Fouti Tall (1796–1864), puis consolidée par Cheikh Ibrahim Niasse au XXe siècle. Ce dernier joue un rôle décisif dans la diffusion de la fayda tidjaniya , l’effusion spirituelle et dans
l’intégration des principes soufis à des dynamiques sociales et politiques globales.

2 – Au-delà du rôle traditionnel de médiateur
Dans le contexte postcolonial sénégalais, l’islam structuré autour des confréries soufies , a toujours occupé une place centrale, à la fois spirituelle et sociale. Les guides religieux, investis d’un rôle
traditionnel de médiateurs sociaux, politiques et parfois judiciaires, ont contribué à l’apaisement des tensions, au règlement des conflits et à la consolidation de la stabilité politique. Leur influence
facilitait le dialogue entre pouvoir et opposition.
Cheikh Ibrahim Niasse s’inscrit dans cette tradition, mais dépasse rapidement ce cadre conventionnel. Dès la période coloniale, la société sénégalaise semble régie par une convention tacite selon laquelle les acteurs religieux doivent se tenir à l’écart de la gestion directe de la chose publique, tout en légitimant les élites politiques laïques. En retour, ces dernières laissent les confréries étendre leur influence dans un État officiellement séculier. Cet équilibre politico-
religieux, que O’Brien (2002) qualifie de « contrat social sénégalais », fut l’un des héritages majeurs de la colonisation.
Cheikh Ibrahim Niasse s’oppose à cette neutralité imposée. Dès les années 1950, il soutient activement Lamine Guèye contre Léopold Sédar Senghor, milite pour le suffrage universel, cofonde le Parti de la Solidarité Sénégalaise (PSS) et s’investit dans le Conseil supérieur des chefs religieux. À travers ces engagements, il rompt avec l’idée d’une religion cantonnée à la sphère privée ou à une simple fonction d’arbitrage moral.
Son action s’inscrit dans une tradition prophétique, où la religion ne se dissocie pas de la gestion du bien commun. Pour lui, l’islam est à la fois source de spiritualité et exigence de justice (Diagne & Umar, 2007). Il s’oppose à l’instrumentalisation du religieux par le politique, et propose un discours islamique alternatif fondé sur l’équité, la dignité et la participation citoyenne.

3 – Un médiateur international de la paix
Dans la tradition prophétique, le rôle du médiateur est essentiel.

Le Coran énonce : « Nous ne t’avons envoyé que comme miséricorde pour les univers » (Sourate 21:107). Cheikh Ibrahim Niasse s’inscrit dans cette lignée en promouvant la paix, la tolérance et le dialogue interreligieux. Lors du Mawloud de 1966, il rappelle que la paix est un fondement de l’islam.
Il intervient en faveur du dialogue entre la Mauritanie et le Maroc, l’Égypte et l’Arabie Saoudite, ou encore entre le Ghana de Nkrumah et le Nigeria d’Ahmed Bello. Il défend la cause palestinienne dès 1966, affirmant dans une lettre à Abdoul Karim Qassim que « la cause palestinienne doit être votre unique préoccupation ». Il rencontre Khrouchtchev, se rend en Chine, et condamne publiquement les mesures anti-islamiques du président Habib Bourguiba, affirmant ainsi un islam
diplomatique et engagé.

4 –Une vision souverainiste : “L’Afrique aux Africains”
En janvier 1960, Cheikh Ibrahim Niasse réagit aux propos de Mgr Lefebvre, qui accuse l’islam de fanatisme. Dans une lettre ouverte, il défend la dignité des musulmans africains et dénonce les hypocrisies de l’Occident. Il affirme : « Ce vingtième siècle est parcouru par un courant de liberté et de nationalisme que rien ne saurait arrêter… L’ère du gouvernement d’un pays par des étrangers est à jamais révolue. Donc : l’Afrique aux Africains ! »
Ce slogan, partagé par Kwame Nkrumah et les panafricanistes, ne signifie pas un rejet de l’autre, mais une exigence de dignité, d’autonomie et d’autodétermination. Cheikh Ibrahim Niasse y associe une vision islamique où la souveraineté est une valeur religieuse, et la domination coloniale,
une trahison du principe de justice.
Cheikh Ibrahim Niasse ne se contente pas de condamner : il propose une alternative enracinée dans l’islam et dans la tradition prophétique du juste gouvernement.

5 – Du patriotisme au multiculturalisme : Du local au global, vers une universalité des cultures
Cheikh Ibrahim Niasse, engagé politiquement et citoyen du monde, croyait fermement que l’amour du pays était un devoir sacré. À travers ses enseignements, il prônait un patriotisme actif, soulignant
que chaque musulman doit être loyal envers sa nation, respecter ses lois et contribuer au bien-être collectif. Pour lui, défendre les droits des autres était essentiel pour protéger les siens.
Il dépassait le clivage entre mondialisme et patriotisme en cherchant à réguler la mondialisation pour qu’elle serve les hommes et la nature, réduise les inégalités et favorise la justice. Il prônait une approche inclusive et respectueuse des diversités culturelles, voyant dans la mondialisation un outil pour renforcer l’identité nationale tout en adoptant une vision multiculturelle.


Conclusion : un héritage pour l’Afrique contemporaine


Cheikh Ibrahim Niasse incarne l’idée que le soufisme peut être à la fois une voie spirituelle profonde et un instrument d’engagement politique éthique. À travers la tariqa tidjaniya, il démontre qu’une tradition mystique peut réconcilier foi, responsabilité publique et souveraineté des peuples.
Il montre ainsi que la spiritualité, loin d’être un repli sur soi, peut se manifester comme un levier puissant pour l’action sociale et la politique, notamment dans le cadre de la quête de justice et de paix.
Son héritage nous invite à penser l’avenir de l’Afrique sous le signe de l’unité, de la justice et de la paix. Dans un contexte marqué par des tensions identitaires, des conflits politiques et des dépendances économiques persistantes, Cheikh Ibrahim Niasse demeure un modèle intemporel de
leadership spirituel et civique. Sa trajectoire révèle qu’il est possible de concilier les dimensions éthiques, mystiques et civiques de l’islam, inscrivant la spiritualité dans les réalités géopolitiques de son époque.
Ainsi, Cheikh Ibrahim Niasse nous incite à repenser le rôle des traditions religieuses dans la construction d’une Afrique souveraine, éthique et pacifiée, dont la réconciliation entre spiritualité et engagement politique est un gage de résilience et d’avenir.

Soukeyna LY
Auteure du livre : Islam et Héritage soufi face aux défis du 21eme siècle, Cheikh Ibrahim Niasse un soufi de son temps , Ibn Waqti-hi

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